Femmes à abattre (1/2) : Première enquête internationale sur les féminicides politiques

Par N°253 / p. 32-41 • Juillet-août 2023

Les “féminicides politiques”, ce sont les meurtres des femmes activistes, à la fois parce qu’elles sont engagées dans un combat public, mais aussi spécifiquement parce qu’elles sont des femmes. Ces crimes terrifiants font en effet l’objet de modes opératoires genrés que dix journalistes du collectif français Youpress ont investigués à travers l’étude de 287 meurtres dans 58 pays. Leur enquête, “Femmes à abattre”, montre également le continuum des violences subies par ces femmes dont les meurtres restent, dans une écrasante majorité, impunis.

La première partie de ce grand format met la lumière sur les féminicides politiques dans le monde ; la seconde est consacrée à la Belgique. Les journalistes n’ont pas documenté de féminicide politique dans notre pays, cependant les violences subies par les femmes militantes ou du monde politique devraient alerter toute la société.

Textes : Delphine Bauer, Sophie Boutboul, David Breger, Leïla Minano, Hélène Molinari, Rouguyata Sall (Youpress). 

© Juliette Robert (Youpress).

Attention, certaines parties de cet article sont difficiles à lire et décrivent les modes opératoires violents des auteurs de féminicides politiques.

“Je n’ai plus d’espoir, tous mes rêves se sont évanouis.” Dans cette voix lasse, on ne reconnaît plus la militante féministe irakienne de l’ONG Al-Firdaws qui levait le poing dans les manifestations à Bassora, à l’automne 2018. À l’époque, Lodya Albarty défilait contre la corruption en Irak. Mais pour sa sécurité, l’activiste doit désormais se cacher au milieu du désert.

À 30 ans, la ferveur de la lutte a fait place à la solitude, au silence, à l’angoisse. “Je ne me sens en sécurité nulle part… Si les milices me trouvent, elles me tueront.” En août 2020, elles ont essayé. Un homme cagoulé sorti d’une voiture lui tire dessus devant sa maison : “J’ai cru que j’allais mourir, là, sous les yeux de mon père qui était sorti en hurlant alerté par les cris.” Elle est blessée aux jambes, mais échappe à la mort.

En Irak et ailleurs dans le monde, des centaines de femmes entrant dans l’arène politique n’ont pas eu sa “chance”. Cyberharcelées, menacées, agressées ou mutilées, elles sont assassinées “pour avoir exercé leurs droits politiques”, signalait l’ONU en 2019 dans son rapport sur la situation des femmes défenseuses des droits humains.

© Juliette Robert (Youpress).

L’enjeu d’une première enquête internationale à ce propos est de taille.

Elles sont de plus en plus nombreuses à se saisir de la parole publique, mais “presque partout, l’augmentation de la représentation politique des femmes s’accompagne d’une hausse de la violence à leur égard”, constate l’ONU. Des élues, telle l’ancienne présidente chilienne Michelle Bachelet, des chercheuses, des journalistes ou des activistes ont qualifié ces meurtres de “féminicides politiques”. L’enjeu d’une première enquête internationale à ce propos est de taille, car les féminicides politiques sont de véritables bombes à fragmentation qui frappent les militantes, leurs proches et l’ensemble de la société.

287 meurtres dans 58 pays

Dans le cadre du projet “Femmes à abattre”, dix journalistes du collectif français Youpress ont analysé 287 meurtres de femmes activistes dans 58 pays, perpétrés entre 2010 et 2022, et interrogé expertes, ONG, avocates, survivantes, proches et familles de victimes pour comprendre cette mécanique de “silenciation” ultime. Pour près d’un tiers de ces assassinats (82), les journalistes ont pu mettre à jour des motifs et des modes opératoires genrés. Des éléments le plus souvent ignorés par les enquêteurs, police et Justice, qui sont pourtant déterminants. Car, si tout féminicide est politique, il n’est pas forcément un assassinat politique genré. 

Notre base de données montre que les militantes des droits des femmes sont, de loin, les plus assassinées, suivies par les défenseuses des personnes LGBTQI+, de l’environnement et de l’accès à la terre. Dans 100 % des meurtres aux auteurs identifiés, les assassins étaient des hommes.

“Ils nous tuent de la même manière qu’ils tuent les activistes masculins, mais les hommes n’endurent pas les mêmes menaces, ils ne reçoivent pas d’insultes sexistes”, précise Lodya, qui a été accusée sur les réseaux sociaux d’avoir des relations sexuelles avec des hommes dans les manifestations. 

Des campagnes de diffamation

Partout, la calomnie sexuelle est une “tactique utilisée pour attaquer les défenseuses des droits de la personne, constatait l’ONU en 2019. On discrédite leur action par des insinuations sur leur vie et leur orientation sexuelle, leur statut matrimonial, etc. Elles sont faussement accusées de libertinage ou de prostitution.”

Autre méthode : “Elles sont accusées d’être de “mauvaises mères””, ajoute l’ONG Awid, qui œuvre pour la justice de genre et les droits des femmes, à l’origine d’un mémorial en ligne dédié aux femmes activistes. “C’est en raison d’assignations de genre, qui limitent le rôle des femmes à la sphère privée, qu’on leur reproche leur engagement dans la sphère publique et donc qu’on leur pardonne moins qu’aux hommes d’exposer leurs familles”, ajoute Valentine Sébile, doctorante experte de la situation des défenseuses des droits humains.

L’humiliation publique a souvent pour effet de monter les familles et les communautés contre les défenseuses. 

Ces campagnes de haine sexiste ont des conséquences désastreuses. “L’humiliation publique a souvent pour effet de monter les familles et les communautés contre les défenseuses, explique ainsi l’ONU. Or, ces dernières sont le principal rempart de protection des femmes, elles sont donc plus vulnérables aux agressions.” Résultat : “La police ne les prend pas au sérieux”, déplore Mary Lawlor, rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des défenseurs/euses des droits humains, ces femmes étant perçues “comme des sorcières, des prostituées”.

D’après nos données, 57 % des victimes ont signalé aux autorités avoir été menacées de mort et déposé plainte afin d’obtenir une protection adaptée. En vain. Karina Garcia, 32 ans, a été la première femme candidate à l’élection municipale de Suarez, dans l’ouest de la Colombie, une des régions les plus violentes du pays (présence d’anciens guérilleros, de groupes paramilitaires et de trafiquants…).

En septembre 2019, elle avait lancé un appel sur Facebook à ses détracteurs. “Pensez qu’il y a une mère, une épouse, une sœur”, suppliait-elle dans cette vidéo vue des dizaines de milliers de fois. Karina Garcia leur demandait d’arrêter de lancer des rumeurs infondées à son propos. Quelques jours plus tard pourtant, sur une route de montagne, des assaillants ont tiré sur son véhicule pendant 20 minutes au fusil d’assaut, avant d’y jeter plusieurs grenades pour l’incendier. Le corps de Karina était tellement calciné qu’il ne restait que des cendres. 

“Sur-tuer”, un crime de propriété

L’”overkilling”, l’acharnement dans le meurtre, est un mode opératoire répandu dans les féminicides politiques. Brûlées, massacrées au couteau, à l’épée ou au fusil, empalées, crucifiées, découpées en morceaux, défigurées à l’acide, énucléées… Selon la base de données de “Femmes à abattre”, 43 % des victimes ont été “sur-tuées”. Les assassins se sont appliqués à détruire leurs corps avant ou après la mort. 

La mise en scène d’une mort brutale peut aussi faire figure d’avertissement pour celles qui voudraient reprendre le flambeau de la lutte. La dépouille de la militante des droits de la terre, Esther Mwikali, a ainsi été retrouvée le 27 août 2019 les yeux arrachés, des bâtons insérés dans les parties intimes. Même exposition macabre pour Victoria Pineda, femme trans militante des droits LGBTQI+ au Salvador. En novembre 2019, son corps nu est retrouvé en position de crucifixion au milieu de la rue. Autour de son visage défiguré par les coups, ses assassins avaient placé un pneu pour qu’il forme des cornes diaboliques. “Les assassinats de défenseuses des droits humains veulent souvent semer la peur”, explique Valentine Sébile, comme pour “envoyer un signal aux autres personnes engagées”.

Impunité : “Les femmes comptent moins”

Mais les meurtriers ne sont quasiment jamais arrêtés. Ainsi seuls 15 % des féminicides politiques font l’objet d’un procès ; moitié moins aboutissent à une condamnation. “L’impunité est un problème majeur”, constate Mary Lawlor. À l’écouter, la cause semble perdue : “Ceux qui s’en prennent à ces femmes sont quasi assurés de s’en sortir, car aucune enquête ne sera ouverte.” La faute à une société patriarcale où “les femmes comptent moins aux yeux de la police, des gouvernements, des services de sécurité”. Parfois ce sont les hommes politiques même qui appellent à la violence contre elles : en 2018, le président philippin Duterte encourageait les soldats à “tirer dans le vagin” des femmes “rebelles”.

© Juliette Robert (Youpress).

L’affaire “Digna Ochoa contre l’État du Mexique” est emblématique de la décrédibilisation des défenseuses des droits humains. Cette avocate mexicaine est retrouvée morte d’une balle dans la tête à son cabinet le 19 octobre 2001. L’enquête, conduite par le procureur de Mexico, conclut au suicide deux ans plus tard. Mais la famille de la juriste qui défendait des prisonniers·ères politiques n’a jamais cru en cette thèse.

Vingt ans après, le 25 novembre 2021, la Cour interaméricaine des droits humains a fini par lui donner raison et par condamner l’État mexicain pour les “graves irrégularités” de l’enquête. L’instance a conclu “que les autorités ont fait usage de stéréotypes de genre au cours de la procédure”. Les enquêteurs “se sont fondés sur des éléments de la vie personnelle – suivi d’une thérapie et relation de couple conflictuelle – de madame Ochoa pour considérer qu’il s’agissait plus probablement d’un suicide que d’un meurtre. […] Elle a été présentée comme une femme fragile et instable émotionnellement, et donc sujette au suicide.”

Aujourd’hui, les tueurs de Digna, probablement des militaires, sont toujours libres. Mais la jurisprudence Ochoa est historique : “Il revient aux États d’adopter une perspective de genre et une approche intersectionnelle” dans l’appréhension des violences subies, précise l’arrêt.

Suicides… ou féminicides politiques déguisés

Notre base de données contient plusieurs suicides douteux. Le suicide est “un moyen courant pour les auteurs de violences de dissimuler un meurtre” et “peut être utilisé par les responsables des enquêtes criminelles pour justifier le classement de l’affaire”, détaille le protocole pour les investigations sur les féminicides émis par l’ONU

La frontière entre assassinat et suicide est parfois ténue. Les multiples pressions, agressions physiques et sexuelles endurées par certaines femmes activistes peuvent aussi les conduire à mettre fin à leurs jours. La mort de la militante égyptienne LGBTQI+, Sarah Hegazi, qui s’est suicidée en juin 2020 après avoir été torturée pendant trois mois pour avoir brandi un drapeau arc-en-ciel, est emblématique de ces “meurtres indirects”. “L’expérience a été difficile et je suis trop faible pour y résister”, expliquait-elle dans sa lettre d’adieu. “Au cas où quelqu’un aurait un doute, c’est le gouvernement égyptien qui l’a tuée”, tranchait la directrice Moyen-Orient de l’ONG Human Rights Watch, Sarah Leah Whitson. 

Assassinat politique par le conjoint

La frontière avec le féminicide intime peut être tout aussi fine. Dans notre base de données, 5 % des féminicides politiques sont en effet commis par des conjoints et 2,5 % par d’autres membres de la famille. “C’est un risque largement sous-estimé auquel les défenseuses sont confrontées. Si elles occupent un rôle dans l’espace public qui ne convient pas à leurs époux, ils les attaquent, ils les tuent. Ces féminicides sont donc liés à leur militantisme”, constate la chercheuse Carolina Mosquera, de l’ONG féministe colombienne Sisma Mujer.

Un crime d’honneur perpétré dans un cadre de violences conjugales

Au Pakistan, l’activiste et journaliste Shaheena Shaheen a été tuée le 5 septembre 2020 par son mari. Après lui avoir tiré deux balles dans la tête, il a abandonné son corps en face d’un hôpital avant de s’enfuir. Elle voulait “vivre sa vie selon ses propres règles et cela dérangeait l’ego misogyne de son mari”, nous a raconté son ami Abdullah Abbas, activiste du Human Rights Council du Balouchistan (province du Pakistan). Pour lui, pas de doute : c’est “un crime d’honneur perpétré dans un cadre de violences conjugales”. Michelle Foley, de l’ONG Front Line Defenders, complète : “Son mari désapprouvait le fait qu’elle soit une figure publique par son travail.” Mais il est “intouchable” à cause “de puissantes connexions familiales”. En dépit de la mobilisation internationale jusqu’à la directrice générale de l’Unesco, l’enquête n’avance pas. 

Dépolitiser les féminicides politiques

Ce maquillage en féminicide intime ou en suicide n’a pas pour seul objet d’éviter les poursuites judiciaires, mais aussi de “dépolitiser” le féminicide d’une militante en le renvoyant à la sphère personnelle, comme ce fut le cas après la tentative d’assassinat de la militante irakienne Lodya Albarty : ses détracteurs ont écrit sur les réseaux sociaux qu’elle couchait avec un ami et que son père avait tenté de les tuer.

© Juliette Robert (Youpress).

Post mortem, ces calomnies salissent l’image de la militante pour éviter qu’elle devienne une martyre. Au Brésil, l’assassinat de la sociologue, activiste et conseillère municipale de Rio, Marielle Franco, le 14 mars 2018, a donné lieu à une salve de commentaires pour souiller son image. “Les discours de haine contre tout ce qu’elle représentait – une femme noire, en couple avec une femme, issue des favelas – se sont multipliés et sont devenus plus explicites”, témoigne sa compagne Monica Benicio.

Ils ne les feront pas taire

Marielle Franco est pourtant devenue une icône internationale et l’emblème de la lutte contre le président Bolsonaro. “Lute como Marielle Franco” (Bats-toi comme Marielle Franco) est devenu un cri de ralliement. “Ça nous a aussi rendues plus fortes, plus puissantes, souligne Monica Benicio. Marielle disait qu’on ne la ferait pas taire. C’est exactement ça : on ne laissera personne nous silencier.” Les “graines” de Marielle sont plantées. 

Depuis la mort de sa conjointe, Monica Benicio vit sous protection policière à cause de nombreuses menaces. Cela ne l’a pas empêchée d’être élue en 2020 au conseil municipal de Rio notamment avec le programme de Marielle Franco. Le but : continuer le combat afin de garder vivant l'”héritage de Marielle”.

D’un bout à l’autre du monde, les “graines” germent à la suite de féminicides politiques, comme en Bolivie où après l’assassinat de la conseillère municipale Juana Quispe en 2012, face à la pression populaire, son projet de loi contre le harcèlement et la violence politique envers les femmes a été adopté. 

Mais pour quelques combattantes dont les voix ont été amplifiées après leur mort, combien ont disparu en silence avant d’avoir atteint la partie visible de la sphère publique ? Nos données ne sont que la pointe de l’iceberg. Des centaines, voire des milliers de féminicides politiques d’activistes n’ont pas été médiatisés. Certaines ont simplement “disparu” dans les geôles mexicaines, iraniennes, chinoises ou russes. D’autres ont survécu mais baissé les armes : la femme est toujours vivante, mais la militante a bien été tuée. 

En chiffres

287 meurtres de femmes activistes ont été analysés dans 58 pays entre 2010 et 2022. Des dizaines d’expert·es, ONG, survivantes, proches de victimes ont été interrogé·es. Dans 100 % des cas où on connaît les assassins, c’était des hommes. Pour 82 assassinats, des motifs et des modes opératoires genrés ont été mis à jour :

  • 43 % d’overkilling 
  • 57 % ont reçu des menaces de mort avant d’être assassinées
  • 21 % ont subi du harcèlement avant d’être assassinées.