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Reportage

Carnet d'un déluge d'été

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Dominique Houcmant (Goldo)

Comment raconter un cataclysme qui, la semaine du 12 juillet dernier, a ruiné des quartiers entiers de votre région, frappé de plein fouet des proches, des amis, des collègues, la totalité de l’imprimerie qui édite Imagine ? Comment rapporter avec justesse ce que vous avez vu, lu et entendu, alors que vous avez été personnellement plongé dans la torpeur, la boue et les larmes et que vous avez été au cœur d’un splendide réseau de solidarité informelle ? Comment témoigner, non pas de manière « objective », mais avec soin, honnêteté et humilité, de ce désastre à ciel ouvert ? L’exercice était compliqué, mais nous avons finalement choisi de nous lancer. En assumant notre statut hybride de « bénévole actif » et de « journaliste observateur ». En rédigeant ce récit subjectif nourri de toutes parts, mais conjuguant des faits, des impressions et des expériences vécues. Car ce sinistre majeur est, par ailleurs, un étrange condensé des valeurs et du combat qu’Imagine mène depuis vingt-cinq ans. Ce récit d’Hugues Dorzée, accompagné des photos de Dominique Houcmant (Goldo), a été publié dans notre numéro 146 (septembre-octobre), disponible sur notre kiosque.

Nous avons senti monter l’orage, bien sûr. Cette pluie interminable qui depuis quelques jours ne nous lâchait plus. A verse ou en gouttelettes, abondante ou pénétrante, elle trempait nos sols et progressivement nos esprits. Mais imaginer un tel grondement des flots qui emporteraient tout sur leur passage de manière aussi soudaine et brutale, ça jamais !

L’IRM avait bien annoncé une crue exceptionnelle en Province de Liège et les autorités avaient partiellement lancé l’alerte. Leurs prédictions étaient-elles imparfaites ? Aurait-il fallu avertir du danger plus vite et plus fort ? Evacuer d’emblée les habitants les plus vulnérables ? Prendre des mesures préventives pour alléger le bassin versant ? Je l’ignore, car je ne suis ni hydrologue ni expert en gestion de crise. Mais j’aspire, comme tout citoyen soucieux du bon fonctionnement de notre Etat de droit, à ce que la double enquête en cours, judiciaire et bientôt parlementaire, « fasse toute la lumière sur cette affaire », comme on dit. Car, au-delà des dégâts privés et publics incommensurables, trente-six personnes et sans doute davantage sont mortes lors de cette « crue du siècle » – étrange appellation, n’est-ce pas, car ce 21e siècle vient à peine de débuter… Si des fautes ont été commises, il faudra que les responsables répondent de leurs actes et en supportent les conséquences.

La rue de Biez, à Angleur, soudainement transformée en rivière.

Une certitude : déluge il y a eu cet été en Wallonie. Une catastrophe « naturelle » aussi terrifiante qu’inopinée. En une nuit, les flots noirs de la Hoëgne ont transformé la maison de Stéph et Gene en un gigantesque champ de bataille. En quelques minutes, la Meuse a englouti le « Dove », une péniche de 24 mètres amarrée au port des yachts. Les caves de Dominique juste derrière le canal de l’Ourthe, le cabinet de kiné de Stéphane en bord de Vesdre, la maison d’Alain à Angleur, celle de Marie à Chênée, l’imprimerie Kliemo devant la Helle à Eupen…

Au fil des jours, nous découvrons l’ampleur du cataclysme qui frappe notre entourage. Un mètre, deux mètres, trois mètres d’eau dans leurs habitations et parfois davantage. Les uns tenteront de colmater, en vain. Les autres reviendront précipitamment de vacances. Beaucoup passeront d’interminables heures abrités aux étages à surveiller le niveau qui monte, à guetter les secours qui tardent. Plus de gaz ni d’électricité, les batteries de téléphone qui flanchent. La peur, la stupeur et les nuits sans sommeil. Fuir à la hâte, tout laisser là. Evacuer en canoé, par les toits ou en traversant des rues devenues rivières. Prendre le minimum de bagages avec soi et oublier ses médicaments urgents ou le doudou du petit. Savourer la joie d’être en vie. Endosser ensuite le statut étrange de « déplacés climatiques » avec son lot d’inconfort et d’incertitudes. Jusqu’à ce lendemain douloureux, celui du retour sur les lieux du désastre. Là où, durant cette fameuse nuit du 14 au 15 juillet 2021, tout a basculé. Retrouver à froid ses meubles fracassés, son jardin éventré, son entreprise dévastée. Ne pas sombrer. Pour aller de l’avant, porté par cet « élan vital » dont parle bien le philosophe Henri Bergson.

Sur les trottoirs s’entassent des vies entières. Tout est flanqué là, jeté, empilé, fracassé, abandonné au regard de tous et appelé à rejoindre l’indescriptible décharge à ciel ouvert sur la bretelle d’autoroute désaffectée A601, sur les hauteurs de Liège.

Sirènes et coups de klaxon. Embouteillages monstres. Quartiers inondés fermés au trafic. Policiers (néerlandophones) catapultés en renfort et paumés dans la ville… Dès la décrue, c’est Liège-en-pagaille.

Je sillonne les rues de Kinkempois et d’Angleur à vélo et découvre ahuri des morceaux de chaussées lessivées et défoncées, des berges écroulées, des monceaux indescriptibles de voitures, d’arbres, de briquaillons et d’objets non identifiés.

A mesure que j’entre dans les rues sinistrées, je croise des mines incrédules et des regards hagards, des habitants en pleurs au seuil de leur maison et les premiers tas de déblais. J’en ressors secoué. Car derrière ce sinistre d’une gravité exceptionnelle se cache un drame social sans nom. Le long des rues traversées (Rénory, Vapart, Boileau, Bossy…), rien n’a été épargné : les coquettes maisonnettes, les logements insalubres, les petites habitations ouvrières.

Allocataires sociaux, migrants en transit, personnes âgées isolées, familles nombreuses, femmes seules avec enfants… Ce sont les moins bien lotis qui, une fois de plus, sont les plus touchés. On a beau le savoir, on a beau la connaître ; dans la boue et les larmes, la misère et la violence sociale vous éclatent plus durement encore au visage.

Heureusement, la pluie a cessé, le soleil est revenu. Il fait même chaud. Tout le week-end, il en sera de même, avant de nouvelles pluies forcément traumatisantes. Des dizaines de volontaires s’activent, portés par l’urgence et l’adrénaline. Je rejoins cette grande cohorte. Agir là où l’on peut. Ne pas attendre l’armée, les ONG, la protection civile, les services de la Ville qui mettront un certain temps à s’organiser. Ne pas penser à tous les dysfonctionnements constatés : secours civils dépassés, pompiers sans bateaux adaptés, écluses mal surveillées… Oublier la Belgique, ses différents niveaux de pouvoir et ses cures d’austérité. Ne pas écouter ces langues qui se délieront au fil des jours pour dénoncer les lourdeurs bureaucratiques, l’absence des fonctionnaires en vacances ou en télétravail qui n’en toucheront pas une, les querelles de petits chefs et les égos démesurés, les militaires en attente d’ordres qui ne viendront jamais, la course aux médias d’édiles locaux en mal de lumière… Ne pas généraliser, surtout. Car il y aura des héros anonymes et des salauds à découvert. Des élus les mains dans le cambouis et des terrasses de café remplies de passants loin de tout ça. Des pilleurs et des charognards. Des centaines de bénévoles intrépides et quelques-uns tyranniques. Au milieu du chaos, le meilleur côtoie toujours le pire.

Sur les bords de l’Ourthe, l’incompréhension, la sidération, le désespoir. Cet été, les rivières sont sorties de leurs lits avec une puissance inouïe et les rives bétonnées ont accueilli des montagnes de débris venus de partout.

Les pieds dans trente centimètres d’eau noirâtre et stagnante, à la lueur d’une lampe frontale, la gorge irritée par l’odeur âcre de mazout et de rancissure, j’extrais de la cave une dernière pile de vinyles noyés et gondolés. Au-dessus du tas, il y a un 33 tours de 1977 au titre de circonstance : L’arche de Noé, de Sheila ! Corinne, la propriétaire des lieux, éclate de rire dans l’escalier glissant. Cela fait du bien de la voir rire. Et je ris de bon cœur avec elle. Des heures que nous sommes là, ensemble, dans sa maison de la rue du Biez, entre l’Ourthe et le petit canal adjacent, où un torrent indescriptible a tout détruit la nuit du 15 juillet. Il y a son fils Maxime, magnifique dans l’adversité, un groupe de jeunes femmes formidables venues expressément de Mons et arrivées ici par hasard, des passants qui s’occupent de vider la cuisine… Personne ne connaît personne, mais on déblaye, on racle, on entasse sur le trottoir, sans relâche, dans un ballet spontané et fraternel. Et Corinne pleure à chaudes larmes quand tout le monde s’en va. Et nous aussi, on a envie de pleurer.

Le soir, je me replonge dans L’entraide, l’autre loi de la jungle cet essai scientifique passionnant de nos amis Pablo (Servigne) et Gauthier (Chapelle). « Les humains trichent, volent, mentent et tuent avec une constance et une insistance qui n’est plus à démontrer. Mais qui est prêt à croire qu’ils coopèrent, s’entraident, donnent et se sacrifient avec tout autant d’acharnement ? » Sur base de travaux réalisés au départ de catastrophes – du 11 septembre au tsunami de 2004, en passant par l’ouragan Katrina –, ils nous rappellent que l’être humain n’est pas seulement rationnel et égoïste. Que dans les pires situations, il adopte spontanément des comportements « prosociaux ». Face à la détresse, l’homo sapiens agit par réflexe. Sans réfléchir. L’altruisme est une étrange alchimie de gènes, d’expériences accumulées, de don/contredon et de plaisirs partagés.

Au cœur de la catastrophe, un pain saucisse bien mérité pour ces hommes du feu venus en renfort dans les quartiers dévastés.

De Rénory à Eupen, de Chênée à Pepinster, cela se confirme. L’appartement de Leïla dévasté, le garage d’Yvan submergé, le garde-meuble de Delphine et Marcus noyé, la maison de Fernand saccagée, la cave de Jeanine polluée…

A chaque étape de mon étrange périple, couvert de boue et le cœur en vrille, j’éprouve le sens profond du mot « solidarité » : des carrés de pizza, une allonge électrique ou un groupe électrogène tombés du ciel, des voisins en guerre depuis des lustres qui soudain coopèrent, des patrons de PME offrant leurs services, un car de volontaires affrété de Tournai, des barbapapas et des clowns de rue, un électricien venu gratuitement d’Anvers pour bricoler chez Marie, cinq cents repas chauds par-ci, trois mille paquets de spéculoos par-là, des tonnes de dons acheminés d’Evere, de Tongres, Mouscron, Waremme, Maastricht… C’est à peine croyable.

Les fidèles du temple sikh voisin, des unités scoutes, un club de coureurs de trail, des jeunes rappeurs, une bande de joyeux bikers, des dames patronnesses…, tous là, de bonne grâce, sans but lucratif, unis dans une immense chaîne humaine fabuleusement improvisée.

En ce mois de juillet, la solidarité est venue de toutes parts.

Des « bénévoles » ? « Un mot tellement pauvre », me glissera Elise, qui a n’a pas compté ses heures avec tous les autres volontaires de la Chapelle Saint-Maur. « Ce sont des gens qui aident d’autres gens dans le besoin, tout simplement. » Oui, des gens ordinaires. Pas toujours parmi les mieux lotis, d’ailleurs. Qui se démènent sans compter pour distribuer des repas, trier des vêtements, nettoyer des bibelots, offrir le peu qu’ils ont…

« C’est la solidarité de classe ! », lancera Jonas à sa mère. La lecture marxiste du jeune politologue est assez juste : il y a dans ce vaste élan collectif une forme de fraternité populaire, mais pas seulement. La Catastrophe a tout emporté sur son passage : des pans entiers de nos villes et nos villages, nos maigres certitudes, les biens de toute une vie d’amis, de proches, de connaissances et beaucoup de citoyens se sont projetés dans le drame qui s’est produit, non plus en Haïti ou au Bangladesh, mais à deux pas de chez eux. Choqués par les vidéos cataclysmiques et les JT diffusés en boucle, solidaires dans l’instant présent, sollicités « via via », ils ont répondu présents, et bien présents.

Après des mois d’isolement et de lutte contre une pandémie régnante et sournoise, nous voilà unis face à un événement tragique, mais éminemment terre à terre – on l’avait presque oublié ce Covid-19 à voir tous ces visages démasqués !

Nos armes sont légères, une raclette, un karcher, un véhicule utilitaire…, mais la tâche est immense et il faudra tenir dans la durée, loin des « like » et des « cœur cœur » de Facebook. Tant de foyers décimés, de besoins urgents à couvrir, de détresse accumulée. Deux cent-deux villes et communes wallonnes reconnues comme ayant souffert de « calamités naturelles », cinq provinces affectées, quinze mille logements impactés en province de Liège, trente mille personnes sinistrées à petite ou grande échelle, quarante écoles touchées, des kilomètres de trottoirs, de berges, d’ouvrages d’art à réparer… Des chiffres épars et provisoires, mais saura-t-on un jour mesurer l’ampleur exacte de ce qui vient de nous arriver ?

Entre les urgences du déblayage et la solidarité qui s’organise de manière puissante et informelle, des musiciens improvisent un concert d’intérieur.

Leila jette tout ou presque venant de son appartement inondé de la rue de Biez. Sur les trottoirs s’entassent des vies entières. Objets usuels, accessoires de décoration, mobilier, électroménagers, vêtements, cartons remplis de souvenirs personnels, vestiges intimes… Tout est flanqué là, jeté, empilé, fracassé, abandonné à même la rue. Les uns se sentent souillés et humiliés. Les autres sauvent ce qu’ils peuvent. Et puis il y a ceux qui hésitent sur le pas de leur porte, analysent méticuleusement chaque objet, prennent le temps de trier et de nettoyer pièce après pièce au milieu des ruines. Le regard triste, le geste lent. Pour sauver une partie de leur histoire, retrouver un peu de puissance d’agir ou de dignité. Je les observe entre deux déblayages et ils me bouleversent. Car, partout ailleurs, tout va tellement vite : en quelques heures, une demi-maison valse à la poubelle. Pas le temps, l’envie, la patience ou le courage de faire le tri et de sauvegarder ce qui peut l’être. Il faut pomper l’eau en urgence, déblayer, nettoyer les sols et les caves, racler, assécher, déshumidifier… Le reste, on verra plus tard. Mais quand les pelleteuses seront à l’œuvre, tout sera définitivement perdu.

Qu’avons-nous fait collectivement pour en arriver là ? Non, ce ne sont ni les rigueurs du climat ni les colères des dieux qui sont responsables de cette inexorable dégradation des conditions atmosphériques, c’est l’homme et son comportement de prédateur-destructeur qui maltraitent la Terre depuis tant de décennies. Urbanisation galopante, agriculture intensive et monoculture, sols bétonnés et saturés, artificialisation des cours d’eau…

Ce sont nos activités humaines, nos manières de bâtir, d’habiter, d’exploiter, de coloniser les territoires qui sont une nouvelle fois mises en cause. J’oscille entre désolation et colère. En Wallonie, des pics de 150 litres de pluie par m2 sont tombés en une heure. En Colombie-Britannique on a pointé des températures extrêmes à 48 degrés. Sur l’île de Chypre, on déplore des feux de forêt d’une ampleur inégalée, sans parler des moussons violentes en Inde. Une fois de plus, l’été a été meurtrier. Et à l’heure de boucler cette édition, le Giec rend son sixième rapport. « L’amplitude et la vitesse auxquelles notre planète se réchauffe n’ont pas d’équivalent dans l’histoire récente de la Terre », dira l’un de ses co-auteurs. Je termine, dépité, la synthèse du rapport et dans ma tête défilent des images de nature défigurée dans toute la vallée.

L’autre catastrophe, écologique cette fois. Ces milliers de voitures lessivées par les pluies torrentielles – 50 000 véhicules, selon les estimations –, qui ont ensuite dérivé tous azimuts. Les kilomètres de berges couvertes d’épaves et de débris. Les milliers d’hectares de sols gorgés d’eaux usées et polluées. Tous ces écosystèmes partiellement détruits. Combien de citernes à mazout éventrées ? De liquides toxiques stockés dans les garages et les entreprises ? De potagers couverts d’une pellicule de boue souillée ? De champs agricoles détruits ? Sans oublier les poissons morts, les moisissures, les bactéries, les rats… Horreurs insoupçonnées logées dans les catacombes du cataclysme.

Et puis, il y a cet immense cimetière de déchets improvisé sur la bretelle d’autoroute désaffectée de l’A601, à l’ouest de Liège. Huit kilomètres de décharge à ciel ouvert ! Un volume de 150 000 tonnes d’encombrants au minimum, soit l’équivalent d’environ 8 % de l’ensemble des déchets ménagers générés en une année en Wallonie. Et les riverains de Wandre réunis en un collectif des « Victimes collatérales du Wérihet » de dénoncer les nuisances de ce gigantesque dépotoir finalement interrompu début août. Vous avez dit solidarité et/ou phénomène Nimby (not in my garden, pas dans mon jardin) ? Combien de temps durera l’évacuation par Intradel et les opérateurs privés ? Plus d’un an, au bas mot. Qu’en sera-t-il du traitement final de ces déchets et du fameux « tri sélectif » dont la Wallonie est si fière ? Quel sera le coût-vérité de ce gigantesque tri grossier et qui payera la facture finale ?

En regardant la pluie tombée ce 5 août, j’imagine le jus brunâtre de ces monceaux d’épaves dégoulinant vers d’autres croûtes terrestres sur les hauteurs de Wandre et cela m’attriste. Je m’en vais alors relire la définition du mot « déchets ». J’ai le choix entre « immondices » ou « ce qui tombe d’une matière que l’on travaille ». La seconde définition me semble nettement plus appropriée : dans ce cimetière de l’A601, il s’agit bien d’un insoupçonnable agglomérat de matières « travaillées » par la force inouïe des eaux, mais ce sont d’abord et avant tout des milliers de morceaux de vies brisées, perdus à jamais.

Dans les quartiers sinistrés (Angleur, Rénory, Chênée, Kinkempois…), il va falloir de longs mois, voire des années, pour reconstruire des vies entières et des territoires éventrés.

Je frotte ma peau imprégnée d’hydrocarbure pendant plusieurs jours et soigne une infection purulente au pied droit. Rien d’inquiétant en soi. Mais, par la suite, j’entends parler de symptômes « légers » chez les sinistrés et les bénévoles (maux de tête, nausées, vertiges, blessures cutanées…) qui ont pataugé (et inhalé) dans les eaux usées, le mazout, les égouts, la moisissure… On me rapporte un cas d’intoxication au monoxyde de carbone lié à un chauffage d’appoint, des infections de l’appareil digestif, une embolie pulmonaire… Sur la Première, une coordinatrice de MSF évoquera même la leptospirose, une maladie transmise par les rongeurs. Sommes-nous entrés, en marge de ce sinistre, dans un problème de santé publique qui ne dit pas encore son nom ? On manque de recul et d’indicateurs, bien évidemment. Mais certains signes ne trompent pas : à mesure que le climat se déréglera, des maladies environnementales connues ou nouvelles émergeront. Et une fois de plus, ce sont les plus pauvres qui trinqueront.

Quinze jours déjà se sont écoulés depuis le déclenchement de la catastrophe. Des images délicieuses me reviennent en mémoire comme ces barrières du Ravel enserrées de plastiques colorés et de végétaux emportés par la Meuse (une véritable œuvre de land art !), une dizaine de poissons jaillissant d’une bouche d’égout en plein déblayage de garages à Angleur, la bouille apaisée du petit Ismaël né six jours avant la crue et ses parents si résilients… Mais très vite, elles sont rattrapées par d’autres, plus sombres : la mort par pendaison d’un riverain qui n’avait pas d’assurance, les courtiers qui rechignent pour payer le moins possible, les laissés-pour-compte des « bas quartiers » qui n’ont d’autre choix que de retourner dans des habitations gorgées d’humidité, d’autres citoyens invisibles qui, par gêne, fierté ou pudeur, n’osent pas franchir les portes des donneries, les problèmes de santé mentale qui s’accumulent à la veille de la rentrée scolaire : dépression, angoisse, stress post-traumatique… Je repense aux huiles « descendues sur le terrain » : le roi, la reine, Di Rupo, De Croo, endimanchés et engoncés au milieu des décombres et des victimes. Protocole de pacotille et empathie proche de zéro. Et ce jour de « deuil national » décrété le 20 juillet. Cinq ridicules petits jours pour enterrer la tristesse de toute une région, de qui se moque-t-on ?

J’imagine surtout ces milliers de foyers et tous ces dilemmes à la clé : rester et rénover ? Vendre et partir ? Mais qui voudra de ces biens inondables ? A quel prix pourront-ils encore les céder ?… Je repense aux défaillances de l’Etat si peu préparé aux effondrements et lorgne un instant vers la centrale nucléaire voisine. Que se passera-t-il en cas de catastrophe ? On peut craindre le pire.

J’enrage en revoyant les 25 000 militaires dépêchés en rue pour prévenir les attentats terroristes et tellement démobilisés durant ces longs jours de déblayage. Vous avez dit « priorité » ?!

Je lis quelques articles alarmistes sur l’état des finances publiques de la Région wallonne : la crise du Covid et maintenant les intempéries, comment va-t-elle assumer ?

J’apprends ce que l’on pressentait dès le début : des centaines de riverains démunis n’ont pas d’assurance habitation. Beaucoup ont tout perdu, mais comment vont-ils pouvoir se relever ? Double peine et spirale infernale de la pauvreté.

Je regarde le ciel menaçant et cette pluie qui revient par intermittence. Les niveaux des rivières qui restent élevés. Ces avaloirs toujours bouchés. Un rien et tout pourrait sans doute à nouveau basculer. Je me réjouis d’entendre – enfin ! – des politiques, des urbanistes, des architectes, pragmatiques et visionnaires parler de « villes éponges » (Imagine n°144), d’habitat groupé, de « stop béton », de construction sur pilotis, de carte des zones inondables à revoir… Enfin un peu d’air, de perspectives, de réflexions audacieuses. Me revient alors le rire éclatant de Corinne devant son vinyle de Sheila L’arche de Noé flottant au milieu de sa cave déclassée. Un rire plein de surprise et d’espoir figé dans les souvenirs d’un déluge d’été.

Hugues Dorzée

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